Chiara Pesaresi qui intervient

« Tous vulnérables. Comprendre pour agir » conclusion de la 1ère édition des Journées de l'UCLy par Chiara Pesaresi

Journées de l’UCLy – 13 Mai 2022

C'est à Chiara Pesaresi, Maîtresse de conférences en philosophie et Directrice scientifique de la Chaire d’Université Vulnérabilités de l’UCLy, qu'est revenue la difficile mission de conclure la première édition des Journées de l'UCLy le vendredi 13 mai 2022.

Après les remerciements de rigueur, elle a tenu à reprendre et développer synthétiquement de son point de vue de philosophe, quelques idées majeures qui ont émergé tout au long de des deux journées.

1. L’ambivalence de la vulnérabilité, dimension relative et universelle

Vulnus, racine latine du mot vulnérabilité, veut dire blessure, fêlure : l’adjectif vulnérable exprime alors le fait de pouvoir être blessé, en un sens à la fois physique, psychique et juridique. La vulnérabilité indique donc moins un état qu’une possibilité : celle de la blessure et du préjudice. Et cette possibilité est universelle dans la mesure où elle nous concerne tous. Pendant la journée la question de la situation pandémique a été à souvent évoquée : la Covid 19 a mis en évidence précisément que la santé ou la capacité d’autodétermination sont des possibilités de la vie, aussi bien que la maladie et les situations de dépendance.

Ainsi, elle a eu le mérite paradoxal de nous faire prendre conscience du fait que nous sommes tous vulnérables, et en même temps elle a joué le rôle de révélateur de situations de fragilité et de précarité déjà présentes mais autrement invisibles et silencieuses – quelques exemples de cette visibilité retrouvée ont été évoqués : certaines catégories professionnelles, la précarité des jeunes (cf. le témoignage de Théophile Peyraud, étudiant en Master, et l’intervention d’Antoine Bozio, Directeur de l’Institut des politiques publiques (IPP) durant la deuxième table ronde), mais j’ajouterais aussi les violences familiales et en particulier les violences faites aux femmes…

Il y a donc bien une vulnérabilité exogène, relative à des facteurs socio-économiques ou environnementaux, qui vient dédoubler une vulnérabilité intrinsèque, on pourrait dire ontologique, à savoir qui touche à notre propre être. Plus largement, à côté d’une dimension anthropologique de la vulnérabilité, il y a une dimension cosmique ou planétaire, qui a fait l’objet de la troisième table ronde : la prise en compte de cette vulnérabilité nous oblige à repenser individuellement et collectivement notre manière d’agir et d’être au monde, à la lumière d’un nouveau critère : celui d’une habitabilité future de notre commune demeure, la terre.

intervention de Chiara Pesaresi

2. Le paradoxe de la vulnérabilité

La vulnérabilité est aussi une dimension paradoxale : elle dit la faille qui traverse notre être, mais cette faille est également ce par quoi nous sommes ouverts aux autres et plus généralement à notre environnement. Elle n’est pas seulement blessure mais porosité : à la fois exposition au risque et occasion de communication et d’adaptation. Tout organisme ou système incapable de cette ouverture serait condamné à la disparition, car incapable de transformation.

Il ne s’agit pas de faire l’éloge ou l’apologie de la vulnérabilité, de nier son aspect indéniablement tragique et clairement pas choisi ; il s’agit au contraire, comme le rappelait le « dialogue entre théologiens », de la reconnaître comme ce lieu particulier où l’épreuve de la limite peut se transfigurer en une expérience de liberté, à savoir de transformation ou de création. Nous l’avons vu notamment dans les différents témoignages : des situations de vulnérabilité ont engendré des dynamiques personnelles et interpersonnelles inédites, des mouvements de réinvention de soi et de son horizon de sens.

La vulnérabilité, notamment sociale, peut paralyser, il a été dit hier soir lors de la double conférence d’ouverture par Louis Gallois et Patrick Artus, et c’est souvent la solidarité qui réinstaure une dynamique dans une vie sclérosée. Je vais revenir sur cette idée de solidarité.

Quoi qu’il en soit, la reconnaissance de notre propre vulnérabilité d’individus n’est pas l’aveu d’une défaite pré-annoncée, mais s’inscrit toujours dans une dialectique de consentement et de résistance, d’acceptation et d’adaptation créative. C’est parce que nous sommes des êtres définis par un manque fondamental, un vide, un vulnus, que nous existons. C’est le paradoxe de l'autonomie et de la vulnérabilité que décrit Paul Ricoeur : « C'est le même homme, dit-il, qui est l'un et l'autre sous des points de vue différents. Bien plus, … les deux termes se composent entre eux : l'autonomie est celle d'un être fragile, vulnérable ».

3. La remise en cause d’une vision du monde

La reconnaissance de la vulnérabilité humaine et plus largement du vivant, met à mal des représentations bien installées de l’homme et de ses institutions, dont on suppose souvent le caractère infaillible et invulnérable. Ce point a été mis en évidence par le Dr Emmanuel Vivier, qui nous parlait des illusions autour de l’infaillibilité de l’hôpital. Il s’agit alors de déconstruire à la fois ces imaginaires sociaux et l’idéal moderne d’un homme complètement autonome, affranchi de ses limites et des liens de dépendance vis-à-vis d’autrui. Volens nolens, la vulnérabilité nous sort de force de l’horizon de la maîtrise et de la certitude.

Pendant la pandémie et notamment lors du premier confinement, comme le rappelait ce matin l'économiste Anne Laure Delatte, nous avons tous été confrontés à l’expérience puissante et radicale de l’impossibilité du projet ; nous avons aussi fait l’étrange expérience du vide, d’un temps suspendu, qui nous a laissé face à nos failles, avec un sentiment profond d’incertitude et d’instabilité. Comme des équilibristes, disait la voix de Nicole Guidicelli, nous avons dû nous adapter à un temps et un espace autre, transformer notre manière habituelle d’être au monde.

Nous avions notamment évacué de notre quotidien l’expérience de la mort, qui a été replacée par la pandémie au centre de l’espace public. Au-delà de cet aspect « spectacularisé » de la fin, la pandémie nous a rappelé la précarité de la vie, le fait que, comme l’écrivait déjà en 1973 le philosophe Hans Jonas, « la vie est mortelle non pas bien que, mais parce qu'elle est vie », une idée évoquée aujourd’hui par le Dr Vivier et Cédric Van Styvendael, Maire de Villeurbanne). Voici alors un autre paradoxe de la vulnérabilité qui a émergé : indissolublement liée à la vie et à sa plasticité, elle nous renvoie à la possibilité de sa fin. Autrement dit, elle nous renvoie à la question de la finitude, question à la frontière de l’intime et du commun.

4. Vulnérabilité et solidarité

Ainsi, ce n’est pas seulement la personne, mais le collectif qui se révèle vulnérable. Cela montre, d’un côté, que nous ne sommes jamais des êtres isolés et parfaitement indépendants, de l’autre, que « la faille » représente le socle même où germent le lien social et la responsabilité. Le mot responsable, soulevé à plusieurs reprises notamment au cours de la table ronde sur la protection sociale, doit alors s’entendre dans son double sens de « répondre à » (l’interpellation de l’autre), et « répondre de » (ses propres actes, à savoir l’imputabilité), ce qui résonne avec la notion d’une responsabilité collective.

En effet, il me semble qu’une même idée sous-tendait les discussions d’hier soir ainsi que les échanges et témoignages d’aujourd’hui : celle qu’au fond vulnérabilité, responsabilité et solidarité se font réciproquement écho.

Or solidarité vient de l’adjectif solidus : ce qui est solide, dense, qui tient grâce à la force du lien. Solidarité dit donc la solidité engendrée par le lien, qui vient répondre au vulnus, à la faille. C’est comme si cette faille représentait le creux où le lien intersubjectif et social pouvait surgir et s’édifier. Vulnérabilité et solidarité se font ainsi écho comme dimensions fondamentales et complémentaires de l’exister. Mais cela n’a rien d’évident, la solidarité ne va pas de soi. Nous avons entendu dans un témoignage l’expression « saut dans la confiance » ; la rencontre et l’ouverture solidaire à l’autre impliquent un moment de vide, d’incertitude, et un décentrement par rapport à soi, comme le rappelait Marion Veziant-Rolland, Directrice du Foyer Notre-Dame des Sans-Abri.

En 1977 le philosophe et dissident tchèque Jan Patočka a forgé l’expression « solidarité des ébranlés », pour décrire cette communion avec l’ennemi dont les soldats du front ont fait l’expérience pendant la Grande guerre.

En ces dernières semaine, nous avons pu lire des témoignages de solidarité entre civils ukrainiens et soldats russes, qui incarne précisément cette idée d’une solidarité entre individus de camps adversaires : je suis récemment tombée sur un article rapportant les mots d’une civile ukrainienne qui raconte le désarroi des soldats envoyé presque à leur insu : « On leur a parlé de manœuvres, d’exercices, pas de guerre ! » dit-elle. « Mon frère a prêté son téléphone portable à un soldat russe pour qu'il puisse donner des nouvelles à sa mère qui ne savait pas où il était ». L’Ukraine avait aussi créé une plateforme internet qui recense les soldats russes et leur position, pour en informer les familles. Dans cette idée d’une solidarité qui dépasse les différends il y a peut-être un enseignement ou au moins une indication universelle : à savoir que c’est dans la reconnaissance d’une commune vulnérabilité que nous nous redécouvrons semblables.

Si l’on devait enfin tirer des indications de cette journée, la première serait qu’il faut sortir de l’illusion que la vulnérabilité nous est étrangère, qu’elle ne nous concerne pas, individuellement ou collectivement. La deuxième indication serait que la vulnérabilité est génératrice de lien et de responsabilité. Une telle responsabilité ne se limite pas à l’autre homme que j’ai en face de moi, mais s’étend au vivant en totalité, voire aux futures générations (cf. H. Jonas). Mais cela n’a rien d’évident, car la responsabilité n’est pas de l’ordre de la nécessité, mais de la gratuité.

La question qui se pose alors, et dont la centralité à été soulignée hier soir et encore aujourd’hui, est alors celle de l’éducation, entendue au sens large du terme allemand Bildung, qui implique une dimension à la fois épistémologique et expérientielle, une formation individuelle mais toujours ancré dans le collectif ; je conclue donc sur un questionnement : comment propulser dans la formation des individus et des citoyens de demain une pédagogie de la solidarité et une éthique de la responsabilité ?

Cette formation globale de la personne, on l’a entendu, ne peut pas être reléguée à un seul acteur mais doit être portée par un tissu social auquel participent l’État, la famille les communautés, les associations, les entreprises… ; une telle éthique viendrait non pas résoudre ou traiter (je reste prudente sur ce mot), mais plutôt reconnaître et répondre, je dirais, à la vulnérabilité dans ses manifestations multiples.